“Un prêtre résistant : GEORGES ROCAL (1881 – 1967)
Historien du Périgord et Juste parmi les nations” – Les Editions Secrets de pays – Couze et Saint-Front (3ème trimestre 2016)
Guy Mandon signe par cet ouvrage une fort belle et riche biographie dédiée à un personnage qu’il admire sincèrement et qu’il a côtoyé dans sa toute première jeunesse puisque qu’il est né à Saint-Saud Lacoussière en 1946, commune dans laquelle Georges Rocal a vécu de 1911 à 1957. Ils n’étaient en réalité pas bien loin l’un de l’autre car il suffisait de traverser la rue principale pour passer de l’épicerie familiale des Mandon au presbytère dans lequel vivait le prêtre écrivain. Ainsi la biographie, agrémentée d’anecdotes qui touchent à la petite et à la grande Histoire et de remises en perspective dans le contexte de la vie du village, confine parfois au roman tant Georges Rocal par son caractère trempé et ses convictions était un personnage romanesque, tant sa vie elle-même fut romanesque et tant l’époque à laquelle il vécut nous apparaît aujourd’hui matière à romans.
Qu’on en juge, Georges Rocal, de son vrai nom Georges Julien, nait en 1881 à Périgueux et meurt en 1967 à Augignac dans le nord de la Dordogne. Il vit dans cette commune ses dernières années aux côtés de Félicie Brouillet, l’extraordinaire conteuse de langue d’oc dont il est depuis longtemps un proche de la famille. Il connait les deux grandes guerres auxquelles il participe activement ; mobilisé au début de la première comme infirmier, il est volontaire pour le front, authentique résistant dans la seconde pour laquelle il s’engage réellement et risque sa vie. Son engagement est tel qu’il sera par la suite honoré du titre de “Juste parmi les nations”. Ordonné prêtre en 1904 – un an avant la loi dite de Séparation des Eglises et de l’Etat qui jette un grand trouble parmi les gens d’Eglise -, et après une première expérience dans le Sarladais, il est donc, de 1911 à 1957, curé de la grande paroisse de Saint-Saud Lacoussière. Ici il cherche, par tous les moyens, à faire entrer ou revenir les fidèles dans son église. Malgré toute l’énergie et l’inventivité qu’il y met, il n’obtient qu’un succès limité mais peut-être cette expérience de terrain lui ouvre-t-elle le champ fécond de l’écriture et de la recherche historique. De 1922 à 1956, il écrit (ou coécrit) treize ouvrages essentiellement axés sur le Périgord qui font sa réputation. En 1938, son nom apparaît dans la promotion de la Légion d’honneur « au titre de chevalier pour les services civils et militaires, pour son rôle au Comité Limousin-Marche-Quercy-Périgord et au Congrès du folklore ». On peut penser avec Guy Mandon que c’est une « belle satisfaction et preuve que Rocal suivait régulièrement les activités folkloriques dont il était considéré comme une référence. » (p. 122) Puis presque à la fin de sa vie, il consacre ses dernières forces à rénover grandement son église de Saint-Saud qui est alors en fort mauvais état : il se fait prêtre-bâtisseur. Georges Rocal était ainsi dans le siècle par sa vie, son action et ses prises de position et hors du siècle par sa fonction ecclésiastique.
Il est cependant une vraie interrogation qui demeure et qui indique peut-être la réelle profondeur du personnage : pourquoi Georges Julien ne garde-t-il pas son nom pour écrire et prend-il le pseudonyme de Georges Rocal sans même faire référence à sa charge d’abbé ? Comme le souligne Guy Mandon, le Périgord compte au début du siècle précédent des prêtres écrivains comme Marquay ou Farnier qui, au contraire, mettent leur titre en avant comme un gage de qualité. Et Guy Mandon de conclure : « Si l’abbé Julien agit ainsi et veut éviter d’apparaitre comme un prêtre, ce n’est point qu’il se renie. Ce n’est assurément pas son genre ! Peut-être souhaite-t-il apparaître comme un observateur plus impartial de ces paysans dans le débat qu’il conduit sur leur comportement vis-à-vis des questions religieuses ? » (p. 106) Et ce n’est pas sans rapport à la fameuse loi votée en 1905 dont « la conséquence immédiate fut lourde : elle mit un terme à la rétribution des ecclésiastiques par l’Etat. La situation matérielle devenait dès lors, pour eux qui avaient jusque-là un statut de quasi fonctionnaires, très incertaine, liant le sort matériel des prêtres à la seule générosité des fidèles. » (p. 45)
D’une certaine manière livrés à eux-mêmes, certains prêtres cherchèrent alors à réinventer la manière d’aborder le fait religieux et de ramener massivement les populations dans les églises. Georges Julien, dans ses premières années de prêtre, sentit bien que les choses allaient être difficiles et qu’une certaine désaffection voire déchristianisation se mettait en place, insidieusement. Pire (pour un prêtre), d’anciennes pratiques religieuses ou superstitieuses tenaient ici lieu de religion. Bien entendu, Georges Julien combattait de toutes ses forces ces anciennes croyances mais on ne combat bien que ce que l’on connait bien et force est de constater qu’en réalité, à l’époque aucune étude sérieuse n’avait encore été effectuée sur le sujet. Ainsi les prêtres ignoraient à peu près tout du véritable imaginaire religieux et spirituel de leurs contemporains. Les témoignages de ceux qu’ils l’ont connu indiquent que l’abbé Julien passait devant ses ouailles comme relativement rigoureux et intransigeant (ce qui ne lui valait d’ailleurs pas que des amitiés parmi la population) et en tant que prêtre, il savait qu’il aurait le plus grand mal à se plier à l’exercice d’analyse des pensées et dévotions païennes de ses concitoyens. Il fallait en quelque sorte qu’il se dédoublât, que la partie séculière de son être prît ou reprît toute son existence : Georges Rocal expliquerait à l’abbé Julien la religion antique, la vie et la pensée de ces contemporains, en chroniqueur fidèle qui note ce qu’il voit sans trop juger.
Ainsi, loin d’être prisonnier du petit presbytère accolé à la vieille église bien malade de Saint-Saud Lacoussière, il entreprend là une œuvre gigantesque de collectage d’informations tant tirée de la mémoire intarissable et chaude de la population que de l’antre silencieux et froid des bibliothèques. Il recueille des centaines de témoignages, il recopie inlassablement des centaines de pages et nanti de cette grande richesse d’informations, il essaye de recoller les morceaux d’une Histoire jamais écrite jusque-là. « Les paysans n’ont pas d’archives » comme il l’écrit dans l’avant-propos de Croquants du Périgord (1934) (dans lequel il écrit également : « Ce livre est un magnifique album où nous témoignons de notre sympathie pour les ruraux et de notre culte pour le Périgord »). Il va se faire fort de créer les archives des plus humbles en commençant par le fait religieux et la vie des campagnes qui le concernent le plus dans un premier temps, mais très vite il va élargir le champ de ses recherches et investigations à l’Histoire du Périgord. Jean-Louis Galet dans la préface du livre Le Vieux Périgord réédité en 1987 rappelle cette parole que Georges Rocal a eu lors de l’une de leurs dernières rencontres : « Il n’y aura plus, en notre Dordogne, d’écrivain comme Le Roy et personne ne pourra plus aller au-delà de ce que j’ai fait, tant j’ai “raclé” le Périgord, me confiait-il avec satisfaction. C’était là ma tâche et mon sillon. »
Je quitte ici un peu le fil conducteur de la biographie, pour livrer une réflexion qui me vient à la lecture des premiers ouvrages écrits par Georges Rocal notamment Les vieilles coutumes dévotieuses et magiques du Périgord (1922) et Le Vieux Périgord (1927) qui contiennent à eux deux une somme d’informations considérables et fondamentales pour toute personne intéressée par la défense et la promotion de la culture et des traditions populaires périgourdines. Tant le sujet est sensible, Georges Rocal s’autorise à évoquer ce que l’abbé Julien se devrait de condamner. Le dédoublement de la personnalité et le grand écart de la pensée semblent assez évidents lorsque l’on compare le début et la fin de son premier livre Les vieilles coutumes dévotieuses et magiques du Périgord.
Au tout début il écrit : « …Certains usages périgourdins, dévotieux ou magiques, ont résisté à la transformation moderne de notre pays. Bien que chez nous on ait tendance à penser et à agir comme partout en France, un esprit local existe qui nous relie au moyen âge et même au paganisme. Les cerveaux ont été imbus de superstition et d’hermétisme : ils se laissent guider par cette phosphorescence. Nos campagnes ont le goût du merveilleux, elles sont attirées par l’inconnu, elles apparentent le divin et le presque satanique à qui elles sacrifient à la fois inconsciemment. Les villes se sont libérées à peu près de cette étrange sujétion des puissances supra-naturelles. Mais les hameaux ont mieux conservé leurs pratiques naïves : les générations se succèdent sous le même toit familial où l’aïeule maintient les traditions, redit les croyances anciennes, la vertu curative et préservatrice de certaines prières ou cérémonies. Malgré l’effort rationaliste qui se conjugue sur plusieurs points avec le redressement tenté par l’Eglise, d’antiques coutumes persistent donc en nos campagnes.
Alors qu’il en est temps, pour que ne s’évanouisse pas le pittoresque du Périgord spirituel, la pieuse poésie rurale, nous voulons enregistrer les habitudes abandonnées d’hier seulement ou les survivances. Si elles n’étaient pas notées, bientôt le folk-loriste qui dépouillerait les parchemins ou les mémoires, s’arrêterait devant une allusion à des pratiques oubliées et n’arriverait pas à en percer l’énigme. »
Et il termine par : « Nous considérons que les sentiments que nous avons surpris persisteront car, à nos yeux, la superstition montre les symptômes d’une maladie spirituelle endémique. Ici ou là les manifestations pourront disparaître momentanément, le germe microbien vivra encore, échappera des années durant à l’analyse. Les méthodes de préservation – tant celle de l’Eglise que de la philosophie positiviste – ne triompheront pas au point qu’on ne voit plus les reviviscences des états anciens. Quand des cas nouveaux surgiront, il est possible que devant l’étrangeté on ne puisse d’abord relier au passé cette fièvre maligne des âmes qui agitera une paroisse, une contrée ou simplement un individu. On diagnostiquera ensuite, cependant, que sous un nouveau nom c’est la réapparition d’un mal ancien.
Ces lignes peut-être échapperont à la destruction et permettront des rapprochements entre le XXe siècle et cette future épidémie. La superstition et la sorcellerie “tiennent comme la gale” au Périgord. »
Cela laisse l’impression d’une écriture à quatre mains : Georges Rocal commence le livre, l’abbé Julien le conclue. Afin d’éclairer l’historien du futur, Georges Rocal compile ce qu’il pense qui va bientôt disparaître, brûlé par le feu de la modernité (il estime dans Le Vieux Périgord que tout ce qu’il voit aura disparu dans 20 ans). L’abbé Julien condamne ce qu’il considère comme une maladie incurable qui, selon lui, ne cessera jamais d’exister et réapparaitra toujours sous des formes nouvelles. On pourrait donc voir ici une contradiction mais c’est bien toute la complexité, la profondeur et toute la largeur de vue du personnage qui est en œuvre. Le travail de Georges Rocal est fondamental car il a effectivement recueilli une quantité gigantesque de données essentielles : s’il n’avait pas imaginé la disparition de tout ce qu’il voyait, il n’aurait pas fait tout ce travail de collectage. Et l’abbé Julien, dur mais finalement assez lucide, ne se trompait guère sur la persistance future des faits qui étaient mentionnés. Les défenseurs des cultures régionales le savent bien. On annonce la fin des traditions, de la culture, de la langue depuis tellement de temps que nous en avons presque fait déjà notre deuil mais la réalité est plus complexe. Il y a, et c’est une évidence, une permanence de la culture beaucoup plus forte qu’on ne le pense. Les coutumes et traditions relevées par Rocal sont pour beaucoup encore observables ou connues aujourd’hui pour peu que l’on s’y intéresse (la fréquentation des “bonnes fontaines”, l’existence de guérisseurs que Rocal nomment les “sorciers”, les superstitions…). Que Georges Julien en tant que prêtre s’en émeuve, cela reste très normal, mais ce n’est en réalité qu’une permanence culturelle et cultuelle qui trouve sa source aux origines premières de l’humanité. Même la langue d’oc (qui est d’ailleurs très présente dans l’œuvre de Rocal) telle qu’elle existe encore aujourd’hui dans une partie non négligeable mais il est vrai très affaiblie de la population, n’a pas tellement varié depuis 100 ans. Un limousinophone lit par exemple sans problème les œuvres d’Auguste Chastanet écrites avant 1900. La langue limousine décrite par Camille Chabaneau en 1875 est pratiquement identique à la langue limousine actuelle.
En réalité tout tourne à cette époque–là autour de l’idée de « progrès ». Que doit être le progrès ? Que faut-il sacrifier à ce que l’on nomme le progrès ? Il est un écrit des plus intéressants parmi ceux de Georges Rocal qui est paru sous le titre Les fils émancipés de Jacquou le Croquant (1938) qui est en fait un sermon qu’il a prononcé dans l’église de Montignac en 1927 lors de l’inauguration du buste d’Eugène Le Roy, personnage auquel il vouait une véritable admiration malgré son anticléricalisme bien connu. Et là aussi, Georges Rocal conjugue admirablement ce qui dans l’esprit de certains pouvait être considéré comme contraire (« Alors pourquoi ces clameurs contre l’Eglise ? Pourquoi Jacquou le Croquant se montre-t-il si bassement anti-clérical, incrimine-t-il le clergé de pactiser avec les riches ? Mon discours couvre-t-il des iniquités, repousse-t-il le progrès ? »). Il faut relire ce texte et il faudrait le citer en entier. En voici un autre extrait qui prouve bien son véritable attachement à l’amélioration de la condition des plus humbles : « La dignité de l’ouvrier et du paysan réclame aussi qu’ils soient eux-mêmes, par leur intelligence et leur volonté, les artisans de ce progrès matériel et moral, qu’ils participent à leur relèvement et à leur libération. Ils n’ont pas à recevoir le salut d’autres que d’eux-mêmes. S’ils se désintéressent de leur propre cause, ils sont condamnés à la stagnation.
Le peuple l’a compris. Il a obtenu que l’instruction élémentaire soit à la portée de tous, pour que nul n’ignore où se trouve à la fois l’intérêt de la classe ouvrière et la prospérité de la société. Le peuple a obtenu encore qu’aient accès à l’instruction supérieure les mieux doués de ses fils, pour qu’ils servent plus utilement l’humanité.
Depuis peu d’années le peuple, admis à la souveraineté démocratique, fait l’apprentissage des libertés corporatives et publiques. Il traite lui-même de ses affaires. Qui donc les connaît mieux que lui ? »
Reste que ce même peuple qui connait si bien ce qui est bon pour lui-même en termes de progrès, déserte, à cette époque, les églises. Reste également qu’il semble préférer à l’agencement réglé de la messe, les multiples rituels des anciennes croyances et superstitions païennes. Georges Rocal n’ignore rien de tout cela, il le théorise même : il ne s’agit pas d’imposer mais d’attirer. Et c’est loin de toute naïveté qu’il encourage chacun à prendre la mesure de ses actes : « Parlons la langue du peuple, et je n’entends pas simplement recommander nos dialectes si expressifs du Périgord que les félibres mettent à l’honneur, car les mots sont le truchement de l’idée et l’on pourrait formuler en occitan des théories contraires à l’émancipation des travailleurs. Le patois serait sacrilège qui trahirait cette cause. Partageons les espoirs du peuple. Proposons les œuvres en quoi le peuple a confiance. » Il ne suffit pas de parler dans sa langue pour ne pas le trahir le peuple ; parler la langue du peuple ouvre la seule perspective valable.
L’œuvre de Georges Rocal est donc fondamentale car elle est le fruit de la réflexion d’une personne intelligente qui recherche des solutions dans un contexte social et historique troublé. On ne peut qu’inviter à lire et relire tous ses livres. Les amoureux de la culture traditionnelle périgourdine apprécieront particulièrement Les vieilles coutumes dévotieuses et magiques du Périgord (1922), Le Vieux Périgord (1927), Croquants du Périgord (1934), Châteaux et Manoirs du Périgord (coécrit avec Jean Secret, 1938), Science de Gueule en Périgord (coécrit avec le docteur Paul Balard, 1938), Les fils émancipés de Jacquou le Croquant (1938) et Terre du Périgord (coécrit avec Félicie Brouillet et Pierre Fanlac, 1941) Avec en prime pour la plupart de ces ouvrages, les merveilleuses illustrations de Maurice Albe. Les férus d’Histoire préfèreront peut-être 1848 en Périgord (1933), Léon Bloy et le Périgord (1934), La Révolution de 1830 en Périgord (1936), De Brumaire à Waterloo en Périgord (1942), Jean Sigala (coécrit avec Léon Bouillon, 1954) et La Seconde Restauration en Périgord (1956)
Et pour bien resituer le prêtre dans son contexte, il faut bien entendu lire le livre de Guy Mandon, historien lui-même, qui donne une grande quantité d’informations nécessaires à la compréhension de l’époque et qui permet d’appréhender l’homme Julien/Rocal dans sa globalité. Notons que Guy Mandon est par ailleurs président de l’ « Association Georges Rocal pour la promotion de l’Histoire et du patrimoine de la commune de Saint-Saud Lacoussière ». Voilà donc de très bonnes lectures pour les longues soirées d’hiver près du feu crépitant de la cheminée, et peut-être en tendant l’oreille, entendrez-vous passer la chasse volante dans le ciel couvert et beleu auviretz, dins la frejor de la nuèch, quauque leberón que vendrá tûtar à vòtra pòrta1.
Michel Puyrigaud
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